André Comte-Sponville : “Etre adulte, c’est un rôle de composition”

 

#LectureDettachée Bonjour ! On vous présente un petit extrait qui nous a plu.. un peu d’inspiration, un peu de lecture, un peu d’idée.. 

Dans son ouvrage, André Comte-Sponville se penche sur notre condition humaine. Chaque page donne matière à penser. Entre confidences personnelles et réflexions métaphysiques, La Vie humaine décline, en douze étapes, le sens de nos vies, de l’“avant” à l’“éternité”. Extrait.

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« La maturité n’existe pas, ou elle n’existe que pour les autres. Cet homme, à peine plus vieux que moi, que je salue poliment dans l’ascenseur, sait-il que c’est un petit garçon qui lui parle, un peu intimidé, un peu gêné d’avoir à parler à une grande personne, comme si lui-même en était une, et surpris, oui, presque flatté, malgré ses 50 ans, que l’autre semble y croire ? Guère plus, sans doute, que je ne connais le petit garçon que mon voisin est resté pour lui-même, ignoré de tous, et comme absurdement enfoui sous les traits d’un presque sexagénaire…

Il n’y a pas de grandes personnes. Il n’y a que des enfants qui font semblant d’avoir grandi, ou qui ont grandi, en effet, mais sans pouvoir y croire tout à fait, sans parvenir à effacer l’enfant qu’ils furent, qu’ils demeurent, qu’ils portent en eux ou qui les porte… Etre adulte, c’est un rôle de composition. Du moins c’est ainsi que je le ressens pour mon compte, sachant bien que je ne suis pas le seul, sans être tout à fait sûr pour autant que nous soyons tous dans ce cas. Il faut dire que certains, dans ce rôle-là, font preuve d’un talent singulier, fait de sérieux et de suffisance, qui peut aller jusqu’à les duper eux-mêmes. Mais peut-être ce n’est qu’une apparence, qu’il m’arrive aussi, à d’autres, de donner… Qui peut savoir ? Le visage est un masque, d’autant plus trompeur, comme dirait Pascal, qu’il ne l’est pas toujours.

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L’enfance est le contraire d’un paradis

Cette part d’enfance, que chacun véhicule, il est tentant d’y voir également sa part de poésie, comme égarée ou préservée dans la prose du temps, et cela sans doute n’est pas tout à fait faux. Mais que de faiblesses aussi, que d’égoïsme, que de peurs ! L’enfance est le contraire d’un paradis. Freud, là-dessus, m’éclaire davantage que Baudelaire. Mais laissons. C’est l’adulte à présent qui m’intéresse, que je voudrais comprendre, que je voudrais célébrer, puisqu’il le mérite bien, lui aussi, malgré tant de médiocrité, tant de lourdeur, tant de grisaille. “Devenir vieux sans être adulte”, comme le voulait Brel ? Ce serait s’enfermer dans l’enfance ou la sénilité. Mieux vaut grandir avant de vieillir, plutôt que de vieillir sans avoir grandi !

Puis on a fait des enfants : il faut bien les élever, de quoi aucun enfant ne serait capable… Enfin il y a la fatigue, la déception, le temps qui s’accélère, le poids des responsabilités, des soucis, du travail… L’enfance est derrière nous, définitivement (oui : à la fois en nous et derrière nous), et c’est ce qu’on appelle un adulte. Rôle de composition ? Sans doute, mais c’est le nôtre – le seul qui soit digne de l’enfant que nous fûmes ou que nous sommes.

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L’homme de 40 ans

Il y a un texte de Péguy qui me bouleverse, l’un des plus beaux qu’il ait écrits, l’un des plus profonds, l’un des plus décisifs. Cela se trouve dans le Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne. Il y est question de l’homme de 40 ans (c’est l’âge qu’avait alors Péguy), de son savoir, de son secret, qui est le plus universellement connu et caché des secrets, celui, explique Péguy, qui n’est jamais descendu, par-dessus les 37 ou 33 ans, jusqu’aux “hommes d’en dessous”. Quoi ? Que l’on n’est pas heureux. Sur tout le reste, l’homme de 40 ans est prêt à douter ou à discuter. Mais là-dessus, non. C’est “la seule croyance, écrit Péguy, la seule science à laquelle il tienne, dans laquelle il se sente et se sache engagé d’honneur”.

Tout dépend des individus, objectera-t-on, et de la définition que l’on donne du bonheur… J’en suis d’accord, j’en ai parlé bien souvent ailleurs, mais j’aime que Péguy lâche tout à trac le morceau, sans complaisance, comme il dit, sans connivence, sans bonté. Que le bonheur qu’on rêve n’est qu’un rêve. Que la félicité n’existe pas. Qu’on n’est que plus ou moins heureux, quand on l’est, et plutôt moins que plus. Mais cela d’autres l’ont dit, avec d’autres mots, dans toutes les langues.

Simplement il y a ceci, que Péguy ajoute : “Or voyez l’inconséquence. Le même homme. Cet homme a naturellement un fils de 14 ans (c’était l’âge alors du fils de Péguy). Or il n’a qu’une pensée. C’est que son fils soit heureux. Il ne se dit pas que ce serait la première fois ; que ça se verrait. Il ne se dit rien du tout, ce qui est la marque de la pensée la plus profonde. Cet homme est ou n’est pas un intellectuel. Il est ou il n’est pas philosophe. Il est ou il n’est pas blasé (blasé de peine, c’est la pire débauche). Il a une pensée de bête. Ce sont les meilleures. Ce sont les seules. Il n’a qu’une pensée. Et c’est une pensée de bête. Il veut que son fils soit heureux. Il ne pense qu’à ceci, que son fils soit heureux.”